Les partenaires internationaux devraient répondre aux besoins urgents en matière de protection dans le nord du pays
21 FÉVRIER 2013
(Nairobi, le 21 février 2013) – Le gouvernement malien devrait mener des enquêtes et poursuivre, et ce, de manière urgente, les soldats qui se sont livrés à des actes de torture, des exécutions sommaires et des disparitions forcées de rebelles islamistes présumés ainsi que de prétendus collaborateurs depuis la reprise des combats dans le nord du Mali en janvier 2013, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les partenaires internationaux du Mali devraient soutenir les efforts déployés en matière d’obligation de rendre compte et de protection civile dans le Nord afin de contribuer à empêcher la perpétration de nouvelles exactions.
Les enquêtes menées par Human Rights Watch depuis le début de l’offensive française en janvier qui a aidé le peuple malien à reprendre une grande partie du nord du pays ont établi que les soldats du gouvernement semblaient viser des membres appartenant aux groupes ethniques peuls, touaregs et arabes dans les régions de Tombouctou, Douentza, Gao, Sévaré, Boni et Konna. Les soldats ont accusé des membres de ces communautés de soutenir les groupes islamistes armés qui avaient précédemment occupé ces territoires.
« Le gouvernement malien doit agir maintenant afin de mettre un terme aux violations commises par ses soldats, et punir comme il se doit les personnes responsables de ces actes », a déclaré Corinne Dufka, chercheuse senior sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Rétablir la sécurité dans le Nord signifie assurer la protection de tout un chacun, indépendamment de son appartenance ethnique ».
Des témoins de récentes exactions interrogés au Mali et par téléphone ont déclaré à Human Rights Watch que des soldats du gouvernement avaient torturé deux hommes, en avaient sommairement exécuté deux autres et avaient soumis à des disparitions forcées au moins six autres. Human Rights Watch a précédemment documenté l’exécution sommaire d’au moins treize hommes et la disparition forcée de cinq autres perpétrées par des soldats du gouvernement originaires de Sévaré à Konna en janvier 2013.
Exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées et actes de torture perpétrés par des soldats maliens
Plusieurs témoins originaires d’un petit village situé au sud de Boni (à 93 kilomètres de Douentza) ont déclaré à Human Rights Watch qu’en date du 9 février, aux environs de 11 heures le matin, des soldats maliens qui patrouillaient dans la région ont arrêté deux jeunes hommes issus de l’ethnie peule accusés d’être des combattants du MUJAO, un groupe islamiste armé. Les témoins ont ajouté que les soldats avaient eu l’air de rechercher ces deux hommes, âgés d’une vingtaine d’années environ, en particulier.
Les soldats ont fait monter ces hommes de force dans un véhicule militaire et les ont emmenés à la sortie du village, à un endroit où ils demeuraient visibles pour les villageois. Quelques minutes plus tard, les villageois ont entendu plusieurs coups de feu. Deux témoins sont allés vers la tranchée creusée devant l’emplacement où le véhicule militaire était garé. Ils ont dit qu’il y régnait une odeur de corps en décomposition. On est sans nouvelles de ces deux hommes depuis lors.
Dans le quartier d’Abaradjou situé en périphérie de Tombouctou, des soldats maliens ont procédé à l’arrestation de quatre hommes arabes et d’un autre, Songhaï. Aucun d’eux n’est réapparu depuis, faisant craindre à leurs proches et voisins interrogés par Human Rights Watch qu’ils n’aient été victimes de disparitions forcées. Des responsables militaires et de la gendarmerie ont affirmé à Human Rights Watch le 18 février qu’ils n’avaient pas procédé à l’arrestation de ces cinq hommes. Le droit international définit une disparition forcée comme l’arrestation ou la détention d’un individu par des fonctionnaires du gouvernement ou leurs agents, suivie du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue.
L’un des membres des familles de disparus a déclaré à Human Rights Watch : « Les soldats ont enfoncé la porte et tout cassé dans la maison à coups de pied, notamment. Ils ont provoqué beaucoup de dégâts. L’un d’entre eux a attrapé un membre de ma famille par le bras et l’a emmené avec lui... C’est un commerçant... Tout le monde sait qu’il n’a rien à voir avec les djihadistes. Si c’était le cas, vous ne croyez pas qu’il aurait fui il y a longtemps ? »
Une femme qui habite à proximité a déclaré que l’homme songhaï, voisin lui aussi, avait essayé de prendre la défense de l’un des Arabes arrêtés, et qu’il avait également été jeté à l’arrière du pick-up des militaires : « En voyant l’arrestation [de l’Arabe], il a dit : ‘Non, laissez-le, il n’a rien à voir avec tout ça.’ Mais au lieu de l’écouter, les soldats l’ont jeté à l’arrière du véhicule ».
Un autre membre de la famille a déclaré : « Ce que nous demandons, c’est juste un signe pour savoir qu’il est en vie... Un coup de téléphone, que je puisse entendre sa voix ».
Les hommes présumés « disparus » sont Ali Ould Mohamed Kobad, 65 ans, Danna Ould Dahama, 38 ans, Mohamaed Ould Dahama, 40 ans, Maouloud Fassoukoye, 40 ans et Mohamed Oud Sidi Ali, 68 ans.
Des membres de la famille d’un Peul âgé de 50 ans arrêté le 22 janvier par des soldats à Douentza ont fait part de leurs futiles efforts pour tenter de le retrouver. « À chaque fois que nous nous rendons chez les militaires à Douentza, ils nous disent qu’il n’est pas là, que nous devrions le chercher à Sévaré. Lorsque nous allons à Sévaré, ils disent qu’ils n’ont jamais entendu parler de lui. Nous ignorons s’il est mort ou vif, tout ce que nous savons, c’est qu’il a été emmené par les soldats ».
Les habitants d’autres villes ont décrit deux cas de torture. Début février, peu de temps après que des rebelles islamistes ont attaqué un avant-poste militaire des environs, des soldats auraient arrêté un Touareg âgé de 43 ans à un poste de contrôle. Ils l’ont emmené dans un bâtiment à proximité du poste de contrôle où il a été passé à tabac, où il a été brûlé à la cigarette au ventre et sur les parties génitales et à moitié étranglé avant d’être forcé à inhaler une substance toxique qui lui a brûlé l’œsophage.
Un homme, d’appartenance peule, retenu par des militaires à Douentza pendant une semaine début février, aurait été brûlé à la bougie et à la cigarette et roué de coups. Voici ce que son épouse a déclaré à Human Rights Watch : « Pendant une semaine, nous ignorions où il était. Quand il est revenu, il m’a dit qu’il avait été retenu par les soldats à Douentza... lorsqu’il a enlevé sa chemise, j’ai vu que son dos était couvert d’horribles brûlures et de blessures ». L’un de ses amis a ajouté : « Il a raconté qu’il était prisonnier dans une pièce avec de nombreux autres, et qu’on venait les chercher un par un, à tour de rôle, pour être interrogé jusqu’à ce que les soldats obtiennent les renseignements qu’ils voulaient. Il était vraiment mal en point ». Depuis, la victime a fui au Burkina Faso.
Cinq autres hommes, dont la détention par des soldats à Sévaré, Konna et dans la région de Konna a précédemment été documentée par Human Rights Watch, demeurent introuvables.
« L’ensemble des responsables doit agir conformément aux législations relatives aux droits humains si l’on veut rétablir la sécurité, la loi et l’ordre dans les régions reprises récemment par le gouvernement », a déclaré Corinne Dufka. « Cela signifie le droit à une procédure régulière pour quiconque est maintenu en détention, et l’assurance d’être traité avec humanité. Les commandants qui échouent dans l’arrêt des exactions commises par leurs troupes pourront eux-mêmes être poursuivis ».
Exode des populations touarègues et arabes
La reprise des hostilités dans le Nord en janvier s’est accompagnée de l’exode d’environ 22 000 civils maliens, pour la grande majorité d’entre eux des ethnies touarègues et arabes, suspectés d’avoir fui la région par peur des représailles par l’armée, et, dans une moindre mesure, par les civils. Des civils habitant plusieurs localités ont déclaré que villes et villages étaient désormais « pratiquement vides » de Touaregs et d’Arabes.
Les civils touaregs et arabes qui sont restés au Mali ont affirmé à Human Rights Watch être terrifiés à l’idée d’être arrêtés et brutalisés au motif d’être soupçonnés d’avoir soutenu les groupes islamistes armés. Une femme touarègue de Tombouctou a dit à Human Rights Watch : « Je vais au travail, je rentre chez moi, mais sinon, je ne vais nulle part. J’ai trop peur de sortir. J’ai l’impression d’être prisonnière dans mon propre pays ». Une autre a déclaré : « J’ai peur pour ma famille. Lorsque je suis dans la rue, j’entends certaines personnes dire qu’elles veulent débarrasser Tombouctou de notre présence... nous ne sommes plus qu’une poignée... mais pour combien de temps encore ? Nul ne peut le dire ».
Plusieurs autres civils arabes ont fait part à Human Rights Watch de leur désir de partir, mais de leur crainte d’être arrêtés et détenus aux postes de contrôle en cours de route. Un homme arabe a affirmé avoir « trop peur de rester, mais trop peur de partir ». Un autre dont le père a visiblement été victime d’une disparition forcée par l’armée malienne a dit qu’il voulait procéder à l’évacuation de tous les membres restants de sa famille, mais « je ne sais pas comment m’y prendre... j’ai peur de les déplacer ».
Lacunes en matière de protection civile
L’offensive militaire pour reconquérir le Nord s’est déroulée sur fond de tensions ethniques exacerbées, a déclaré Human Rights Watch. Les institutions de l’État susceptibles d’atténuer, de répondre et, en, dernier ressort, d’empêcher les violences – autrement dit la police, les gendarmes et le pouvoir judiciaire – se sont retirés début 2012 lorsque le Nord est tombé dans l’escarcelle des groupes islamistes armés. Ce n’est que récemment que les fonctionnaires maliens ont commencé à revenir. Des plans élaborés par les agences des Nations Unies, l’Union européenne et l’Union africaine afin de doter les militaires d’une formation en matière de droits humains et de déployer des observateurs et, éventuellement, des forces de maintien de la paix des droits humains pourraient – à terme – améliorer la protection civile. Ils ne répondent cependant pas aux besoins pressants laissés par le vide sécuritaire et les impératifs en matière de protection.
La campagne d’information du public lancée par le gouvernement, les chefs de file religieux et les groupes communautaires constitue une mesure d’importance pour répondre aux tensions ethniques, a estimé Human Rights Watch. Le gouvernement devrait étendre la portée de ce programme fondamental, notamment le « Recotrad du Nord », le Réseau des Communicateurs Traditionnels du Nord. Afin de remédier aux exactions commises par les militaires et de combler les besoins urgents en matière de protection de la population civile sur fond de vide sécuritaire actuel, Human Rights Watch recommande l’adoption des mesures suivantes :
Recommandations
À l’attention du gouvernement malien :
Garantir le traitement humain de quiconque est maintenu en détention dans le cadre d’opérations militaires, faire en sorte qu’il ou elle soit rapidement traduit devant une instance judiciaire afin d’assurer la légalité de la détention et lui permettre de contacter sa famille ;
Mener des enquêtes et poursuivre, dans le cadre du respect des normes internationales d’équité des procès, les membres des forces de sécurité impliqués dans des affaires récentes de graves violations des droits humains, et ce, indépendamment de leur fonction ou de leur rang, y compris les responsables ayant fait preuve de leur incapacité à empêcher les exactions perpétrées ou à en punir leurs auteurs, en vertu du principe de la responsabilité du commandement ;
Accélérer le redéploiement des fonctionnaires de police, de gendarmerie et du ministère de la Justice dans les villes et villages du nord du pays ;
Mettre en place une permanence téléphonique 24 heures sur 24 assurée par les autorités maliennes compétentes et du personnel de la mission de soutien international au Mali (AFISMA) à destination des victimes et des témoins d’exactions, y compris celles commises par les membres des forces de sécurité ;
Garantir la rapidité et la qualité des communications entre le personnel dédié à la permanence téléphonique, les autorités maliennes mandatées pour assurer la protection des civils et les collaborateurs de l’AFISMA ;
Enjoindre la Commission nationale malienne des droits humains de surveiller et de signaler tout discours haineux qui exhorte les violences ethniques. Par exemple, un article publié le 4 février 2013 dans L’Express de Bamako (« La liste des membres du MNLA : Des traitres à abattre pour la République ») incluait des propos que l’on pourrait qualifier d’incitation à la violence.
À l’attention des Nations Unies, de l’Union africaine et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) :
Exhorter le gouvernement malien à mener rapidement des enquêtes efficaces et crédibles sur les allégations d’homicides, les disparitions forcées et autres violations des droits humains perpétrées par les forces armées maliennes ;
Déployer de manière urgente et dans tout le pays des observateurs internationaux des droits humains issus des Nations Unies, de l’Union africaine et de la CEDEAO aux fins de documenter les exactions commises actuellement ou dans le passé et de visiter les lieux de détention.
À l’attention du gouvernement français, de la mission de soutien international au Mali (AFISMA) et de l’Union européenne :
Renforcer la présence des troupes françaises et de l’AFISMA aux côtés des patrouilles menées par l’armée malienne afin de dissuader la perpétration d’exactions commises à l’encontre des civils ;
Procéder au redéploiement des troupes françaises et de l’AFISMA de telles sortes que les civils ne soient pas exposés inutilement au risque d’exactions ;
Intégrer à la mission de formation de l’UE au Mali (EUTM Mali), dont le mandat est de former et de conseiller les militaires maliens, une composante significative en termes de mentorat qui placerait les instructeurs sur le terrain aux côtés des forces maliennes.