03/01/2013 15:27 GMT
Par Anne LE COZ
GAO (Mali), 01 mars 2013 (AFP) - Après plus d'un mois de guerre contre les jihadistes au Mali, l'armée française confirme son surnom de "grande muette", en verrouillant l'information sur ses opérations, un choix jugé "contre-productif" par certains observateurs.
"Nous ne savons rien": le leitmotiv des officiers de presse français est devenu une blague parmi les envoyés spéciaux, qu'ils soient confinés à Bamako ou à Gao (nord) dans l'attente d'un hypothétique accompagnement de troupes sur un théâtre d'opérations.
Seules trois équipes de télévision ont été emmenées le 7 février à Kidal, dans l'extrême nord malien, où se déroule aujourd'hui l'essentiel des combats. Mais elles sont restées cantonnées à l'aéroport et n'ont de facto rien pu voir.
Lors de l'opération Turquoise au Rwanda en 1994, dans la foulée du génocide, l'armée française assurait à Goma (RDCongo) un "briefing" quotidien pour les envoyés spéciaux de la presse internationale et les emmenait régulièrement en mission héliportée dans le Sud Kivu et même au Rwanda.
Dans les années 2000, sa communication a déjà fait grincer des dents en Afghanistan. Des journalistes ont alors été "blacklistés" après la publication d'articles jugés négatifs.
Au Mali, les officiers de communication français ne sont plus "habilités"à répondre aux journalistes sur les "événements", c'est-à-dire les opérations en cours. "Pas d'humain", proclament aussi sans rire les "communicants"à ceux qui veulent parler aux soldats.
"La communication de l'armée est totalement infantilisante. Ils nous proposent des +activités+ (suivre des convois logistiques, des actions de soutien aux populations locales...ndlr) comme si nous étions des enfants hyperactifs qu'il faut absolument occuper", juge Jean-Louis Le Touzet, envoyé spécial du quotidien français Libération, déplorant "un manque de transparence total sur l'information".
"Les journalistes ont de fait une confiance extrêmement limitée dans la communication de l'armée, alors que le sentiment au départ était très favorable", ajoute-t-il.
Interrogé par l'AFP, le porte-parole de l'état-major des Armées, Thierry Burkhard, se défend de tout ostracisme. Depuis le début de la guerre le 11 janvier, "on a accueilli 280 équipes médias sur le théâtre", soit "370 journalistes". "Ils n'ont peut-être pas vu tout ce qu'ils voulaient voir, mais on a accueilli des journalistes dans les unités", dit-il.
"Rien à voir"
Mais les contraintes imposées sur le terrain semblent parfois ubuesques : un photographe de l'AFP s'est vu empêcher de photographier la "mascotte" d'un pilote, un autre a provoqué des remous pour avoir photographié un soldat portant un foulard à tête de mort.
Le 21 février, des journalistes, coincés à l'aéroport de Gao en raison de combats en ville, ont été bloqués par trois officiers de communication alors qu'ils se dirigeaient vers un blindé sanitaire arrivé en trombe. "Il ne se passe rien, il n'y a rien à voir", leur a-t-on rétorqué alors que deux militaires français venaient d'être blessés.
L'ONG Reporters sans frontières (RSF) a, dans un communiqué, ironiquement félicité l'armée française pour avoir atteint son "objectif médiatique", à savoir "zéro image de combat", et dénoncé une "atteinte sérieuse à la liberté des médias", maintenus à distance au nom "d'arguments sécuritaires excessifs".
"Nous n'avons jamais vu une telle unanimité dans la frustration de la presse sur place", assure Ambroise Pierre, responsable du bureau Afrique de RSF.
Pour le colonel Michel Goya, directeur d'études à l'institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire et blogueur de référence, ce contrôle de l'information est "contre-productif".
"Le ministère de la Défense et l'armée ont toujours eu une vision défensive de la communication, dont ils ne voient que les aspects négatifs, perturbateurs, qu'il s'agit de restreindre", explique-t-il.
"L'armée laisse ainsi passer une occasion de se mettre en avant, alors qu'elle est en train de faire quelque chose d'impressionnant, seule, sans nos alliés américains. Le militaire français se plaint souvent de ne pas être reconnu. Le public ne connaît que le nom des morts et éventuellement d'un général, mais les soldats restent anonymes".
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